Un peu avant l'exposition de Magali Martija-Ochoa


Favorables à l'idée d'harmonie - mais tout de même ils se tiennent la tête, même si c'est l'un l'autre -, "Les Amoureux" ont déjà récolté les suffrages. L'artiste les aimait aussi. Ils entreront dans la maison. On peut imaginer leur place ; leur poétique d'amoureux sous les cerisiers en fruits l'a aisément trouvée. Et des passants différant par leurs goûts et dans leurs idées les ont vus, à leur côté, dans leur maison, au milieu de leurs affaires personnelles. Ils ont élu la toile entre autres. Pourquoi ? Il ne s'agit pas de préciser les traits invariables de la sensibilité qui apprécie la douceur mais de reposer ouvertement la question du beau sur un besoin qui ne cesse d'évoluer. La question sur l'harmonie pose comme un postulat le sort favorable que le hasard fait durablement au beau. Par hasard le jeu avec la mort ne peut pas être aboli; je pense à Mallarmé qui ira dans la solitude, sans réconfort, jusqu'au Rien. Sans revenir en arrière, il trouve le lieu : la Nature, on n'y ajoutera pas. Mais le beau aussi a droit à la révolte ; il ne peut éternellement satisfaire. Sauf l'admiration, le bouleversement ou la béatitude, rien de plus dérisoire que la satisfaction. Mais ce qui me dérange, dites-moi : se pourrait-il que j'aie besoin d'être dérangée ? J'ai grande envie d'admirer et souci de me complaire. Le salut par le beau vient à ma rencontre, me sied, m'agrée, me justifie et m'anoblit en quelque sorte. J'ai le bon réflexe ! Du côté de l'artiste, pied à pied, je lutte pour "faire voir" les grands triptyques élancés (pleins d'élans), majestueux et brouillons, raturés, en révolte, bousillant "l'effet heureux". Et pourtant : "J'aurais du mal à vivre avec ça devant les yeux !", la remarque fleurissait au cours d'une des premières expositions de Francis Bacon. Elle surgit sous le choc Basquiat. Et pourtant... rutilantes, éclatantes, flamboyantes, magnétiques historiques et dérangeantes, ces éructations en couleurs - bouleversantes en soi -, ce feu d'artifices (c'en est un), une foire d'empoigne des chaises sous cette pétarade, et les apôtres torturés dans le triptyque sans Dieu, le placenta engélique rose bonbon du doute incurable - au centre "c'est dégueulasse" - sont venus gâcher ma joie, mon plaisir simple à être heureux. Mais il existe aussi la probité en art, et tout ce qui veut déranger peut manquer son but par conformisme de la modernité. Ne dérange pas qui veut dans la peinture. Mais pourquoi cette hantise du dérangement qui semble caractériser l'art actuel ? Sans doute parce que la satisfaction (et tous les émois encore possibles) laissée par les chefs- d'oeuvre est à son comble. Et si l'on n'a plus que la ressource de se répéter parce que l'on ne peut pas faire mieux, on ne va pas nécessairement rompre. D'ailleurs les artistes ne posent pas la question en ces termes. Je la pose en direction des regardeurs qui font semblant de s'y retrouver autant que le peintre, mais c'est à eux que s'adresse l'histoire. Ils continuent d'avancer dans l'admiration ou dans le refus, à cause de l'habitude prise de continuer en tout. J'évoquerai donc à leur intention la probabilité d'un renouvellement. Renouveler, c'est ajouter à : il n'y a pas d'autre pratique. Je décide du nouveau, c'est-à-dire je pars de ce qui a déjà été vu. Il n'existerait pas le terme nouveau s'il n'était directement inspiré de l'ancien, si l'ancien ne l'avait pas sorti de terre. Si je renonçais à appliquer mon irrésistible cure de jouvence - même le mal doit exister pour que le remède le guérisse -, il n'y aurait pas d'évolution en art. Alors, c'est la société entière qui évolue, qui porte le mal et son remède. A l'intérieur du hasard qui le nourrit, dans son obligation personnelle d'exister, l'artiste se débat, lutte (construit ou détruit, c'est selon), fabrique inlassablement. C'est là, dans notre société prête à passer, mais qui est le jour où je vis, la minute où je suis, l'être en moi d'où je résiste, que j'offre mon don. Il est possible que l'artiste ait pensé comme cela. Elle a aussi ajouté, farouchement, quelque part dans ses carnets : "Et je ne ferai rien pour l'humanité." Mais son travail nous suffit largement, n'est-ce pas !

Michèle Cointe, novembre 2010