Peinture et poésie : une cohabitation possible?
écrit pour la présentation de C'était toi ma maison en mai 2007, galerie 3F, rue des trois-frères, 75018 Paris.

C'était toi ma maison était le deuxième volet d'une trilogie singulière où J.-C. Rodriguez et moi-même fûmes confrontés à la difficile question : peinture et écriture peuvent-elles cohabiter ou se contentent-elles de chemins parallèles vers l'infini? Quoi que ce ne fût à aucun moment dans l'esquisse d'une réponse que se trouvât notre « quête », il fallut bien considérer cette question à partir du moment où textes et peintures étaient présentés conjointement. Le public semblait déboussolé par leur présence simultanée dans un même espace, autour d'un titre commun ; si l'idée ne semblait pas déranger en-soi, il flottait, dans les questions de certains, l'arbitraire « quelque chose n'est pas à sa place » et j'avoue que cela me fit à plusieurs reprises sortir les couteaux des yeux : textes et peintures mis en concurrence semblaient parfois se nuire. Cela me semblait pourtant simple : nous nous étions, non pas engagés dans une entreprise artistique duale, mais nous servions une cause tournant autour d'un mot ou d'une couleur comme autour d'une étoile. Chacun contribuait à la naissance d'un projet qui finirait forcément par nous dépasser : j'ai toujours eu le sentiment de me mettre au service de la justesse avec l'arrogance des libres et une urgence impérieuse qui venait sans relâche tarauder mes pinceaux. Ce n'était pas un jeu de miroir mais une mise à contribution de nos imaginaires pour voir un peu plus loin. À chaque vernissage, des acteurs, musiciens, chanteurs ou danseurs élargissaient le cercle, offrant de nouvelles émotions au public présent. C'était aussi une question de survie et l'amorce d'une résistance à l'instrumentalisation ambiante. En femme qui pense avec ses mains, je restai stupéfaite que cela fut aussi « mal compris » , c'est pourquoi j'aimerais préciser l’armature de cette trilogie Voleur de solitudes, C'était toi ma maison et enfin La route des rivages.

Chacun des thèmes explorés par les trois volets s'est construit différemment : pour Voleur de solitudes je m'étais intéressée au recueil déjà ancien de J.-C. Rodriguez. Profondément touchée par ses poèmes, je m'attaquai à un travail pictural où il n'était pas question d'illustrer chacun des poèmes mais de traduire visuellement le frisson qui m'avait envahi à leur lecture et un besoin viscéral de prolonger ce moment, puis d'en inventer d'autres. Nous avions, pour cette première exposition, présenté très simplement les peintures et les textes juste au-dessous écrits à la main. Les visiteurs étaient libres de considérer l'un et/ou l'autre. C'était toi ma maison relève d'une démarche inverse. Il s'agissait pour moi de faire un « deuil » et de reconstruire si c'était encore possible les champs de mes rêves. Ne travaillant que par séries, je choisis quarante-huit petits cartons entoilés, très difficiles à travailler, décuplant ce besoin tragique de me coltiner la matière, concrétiser la souffrance peut-être, la fragmentation du deuil et l'arrogance de vouloir fréquenter les territoires sans sommeil possible. Nous ne procédâmes pas. Les premiers cartons entoilés plurent à J.-C. Rodriguez . Lorsqu’on tente de cerner la définition de collaboration artistique, je crois qu'il peut se résumer, dans le cas présent, à la fraction de seconde où les yeux de l'autre tombent sur les couleurs, chute provoquant plongeon immédiat dans un imaginaire fertile. Poème après poème, J.-C. Rodriguez cisèlera l'histoire de deux êtres à rebours, deux itinéraires en fragments, des flashs généalogiques et parcours violents de l'amour et de la mort entre deux points cardinaux revenus de quelque voyage extatique. Soucieux de ne jamais nous répéter, cherchant comment le point de fuite du visiteur pourrait ne pas se résumer pas l'angle mort du « no comprendo », nous décidâmes d'un montage-son des poèmes où la musique serait une autre résonance entre chacun d'eux. Nous présentâmes C'était toi ma maison à Bruxelles : notre idée de faire tourner la bande-son en boucle dans la salle où étaient exposés les tableaux connut rapidement ses limites : impossible de bien voir si les oreilles sont interpellées par un texte, impossible de bien entendre lorsque les yeux sont mis à contribution. Pour la présente exposition, nous avons davantage resserré l'espace sonore et poétique en privilégiant une écoute avec des casques laissés à la libre disposition du public. Libre à chacun de chercher des correspondances entre les poèmes et certains tableaux, voire de les inventer. Et tandis que chacun effleure les territoires de l'autre sans jamais vraiment y entrer, la limite épidermique du deuil recule : elle recule jusqu'au mouvement synthétique, jusqu'à la dessication. La dernier volet de la trilogie s’est imposé de lui-même. La route des rivages annonçait sa couleur : il s’agissait d’un dernier voyage, d’un fleuve dont peintre et poète suivraient le cours : les bras de la Seine étaient suffisamment vastes pour y noyer ses rêves puis étreindre le chaos qui dont nous cimentions l’ossature : formats, textures, prose et film prenaient quelques libertés : nous flirtions avec l’appel du large. Présentée à Berlin au cœur d’un hiver glacial, La route des rivages nous réserva quelques surprises qui, aujourd’hui encore, nous gèlent un peu les lèvres… il reste de la matière et des mots nous échappant définitivement : le projet est vivant.